Ludonomics

La newsletter essentielle pour comprendre les actualités qui font bouger les marchés et l'économie par Ludovic Subran, chef économiste de Allianz.

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Par Ludovic Subran
28 févr. · 4 mn à lire
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L'économie russe après deux ans de guerre

Zoom sur la Russie. Suivi par un récapitulatif sur l'économie européenne depuis le 24 février 2022.

Bonjour, et bienvenue dans Ludonomics, la newsletter sur ce qui fait bouger l’économie mondiale. Je suis Ludovic Subran, chef économiste de l’assureur Allianz. Je vous donne rendez-vous toutes les semaines dans votre boîte mail. Suivez-moi également sur X.


Le Briefing

La semaine dernière marquait — triste anniversaire — les deux ans du début de la guerre en Ukraine. Le conflit a provoqué une forte hausse des prix de l’énergie et de l’inflation, ce qui a lancé un cycle de resserrement monétaire. Dans cette édition, on s’intéresse au bilan économique de la guerre en Ukraine. 

RECAP • L’économie russe a connu un rebond en 2023, avec un PIB en hausse de 3,6% selon les données de Rosstat. L’économie s’était contractée de 1,2% en 2022. Les investissements (+10,6%) et la consommation (+6,1%) ont été les principaux moteurs de la reprise. 

Cependant, cette performance masque le redéploiement de l’économie russe vers une économie de guerre. La production dans l’industrie de défense est en 2023 supérieure de 35% à son niveau de 2021. La construction se porte également bien (+15 vs. 2021), contrairement au secteur automobile (-40%) ou encore au transport aérien (-25%). 

La hausse importante des salaires réels (+8% en 2023) a été entretenue par un marché du travail en tension. Cela devrait conduire la banque centrale à maintenir les taux à des niveaux élevés : le taux directeur est actuellement à 16%.

BALANCES • Les exportations de biens et de services ont baissé de 27% en 2023. L’effet des sanctions occidentales et la modération des prix du gaz et du pétrole ont été les principaux facteurs de cette chute des exportations. 

Les importations sont revenues à leur niveau d’avant guerre. La balance commerciale est en excédent de $51 Mds en 2023, ce qui est à comparer avec un record en 2022 avec un excédent de $238 Mds (10,6% du PIB). L’excédent commercial record de 2022 s’explique principalement par l’explosion des prix du gaz et du pétrole. 

En 2024, la Russie pourra continuer à compter sur les exportations de pétrole vers la Chine,  L'inde et la Turquie. A noter que l’écart entre le prix du baril de brent et les barils russes s’est réduit, passant de $25/baril il y a un an à environ $10/baril. Les exportations de gaz continueront à être à la peine : la majorité des pipelines russes sont connectées via l’Europe, et le GNL représente moins de 10% des capacités russes. 

Des biens sous sanctions européennes sont toujours exportés vers la Russie via des pays tiers, notamment la Turquie et des pays d’Asie centrale. Si les exportations directes de l’UE vers la Russie sont à l’arrêt, les biens transitant via l'union douanière de l'Union eurasiatique (Russie, Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan) font l’objet de contrôles minimaux. Quelques chiffres illustrent cette tendance: 

  • Les exportations de l’UE vers la Turquie ont augmenté de 106% entre 2019 et 2023. 

  • Les exportations de l’UE vers l'Asie centrale ont augmenté de 172% durant la même période. 

  • Le commerce entre la Turquie/Asie centrale et la Russie a fortement augmenté durant cette période, ce qui suggère qu’un contournement des sanctions via ces pays a sans doute lieu. 

DÉFICITS • En 2023, les recettes fiscales russes ont augmenté à la même vitesse que les dépenses grâce à l’effet stabilisateur de la devise, le rouble. Grâce à la dévaluation de 18% opérée en 2023, la valeur en roubles des exportations payées en devises étrangères a augmenté, ce qui a fait monter la valeur en roubles des recettes fiscales. Le déficit fiscal s’établit en 2023 à -2% du PIB. Ce niveau devrait être maintenu en 2024, alors qu’une nouvelle dévaluation (de l’ordre de 15%) est prévue. 

Pour financer ces déficits, la Russie pioche dans les caisses du National Wealth Fund (NWF), le fonds souverain russe. Au 1er février 2024, les actifs liquides du NWF étaient estimés à $55 Mds, soit 2,9% du PIB. Ils étaient de $100 Mds il y a un an. A noter que les actifs liquides du NWF sont gardés auprès de la banque centrale russe et font partie des réserves officielles de change. Les actifs “illiquides” du NWF qui ont été gelés en 2022 par les sanctions occidentales représentent environ $55 Mds. 

La Russie ne pourra pas indéfiniment combler les trous au budget en piochant dans les actifs du NWF. Qui plus est, cette politique aurait des effets néfastes à long terme pour l’économie russe.  

INVESTISSEMENTS • Les investissements étrangers se sont effondrés depuis le début de la guerre. Les investissements greenfield accusent une chute de 95% par rapport à l’avant guerre. Les investissements directs en Russie ont baissé de 19%, ce qui conduit à une baisse de la valeur des actifs étrangers en Russie ($381 Mds à fin 2022 vs. $308 Mds en septembre 2023). 

L’Europe de l’Ouest ne représente plus que 18% des investissements greenfield, contre environ 50% par le passé. De nombreuses entreprises ont réduit ou carrément arrêté leurs activités en Russie : on compte plus de 1000 départs d’entreprises (à 32% américains). Ces dynamiques s’observent dans le solde financier de la Russie, avec d'importantes fuites de capitaux pour la deuxième année de suite. C’est la première fois depuis 1994 que le solde financier est négatif. 


Inter Alia

Après ce focus sur l’économie russe, quelques pistes de réflexion sur l’impact de la guerre en Europe sur le secteur énergétique, l’inflation, et les marchés de capitaux. 

ENERGIE • L’Europe est en train de réussir à passer son second hiver sans gaz russe, mais en paie le prix avec des subventions importantes pour les énergies fossiles. L’UE s’en sort grâce à de bons niveaux de réserves (90% en septembre 2023), les livraisons de gaz par pipeline de Norvège, et l'augmentation des livraisons de GNL des Etats-Unis. Sans oublier les économies d’énergie, de l’ordre de 10% de la consommation. 

Des terminaux GNL en Allemagne (6) ou en Grèce (5) sont en cours de construction ou prévus, ce qui permettra d’augmenter l’utilisation de gaz dans le mix énergétique européen et de diversifier la localisation des terminaux (actuellement : France, Espagne, Italie). 

Les prix demeurent élevés en Europe, même s’ils sont bien loin des pics de 2022. Les subventions accordées aux énergies fossiles en Europe ont doublé en 2022 par rapport à 2021, et peu de gouvernements européens envisagent de couper le robinet à subventions.

Malgré les craintes initiales, la guerre en Ukraine n’a pas entraîné de forte hausse de la consommation d'énergies fossiles. Les renouvelables représentent 44% de la production d'électricité en Europe en 2023. L’éolien a produit plus que le gaz en Europe en 2023, une première. 

INFLATION • Alors que les Etats-Unis ont profité du statut du dollar comme valeur refuge et de leur position d’exportateur net de pétrole et de gaz, l’euro a été frappé plus durement. Le choc inflationniste de 2022 a principalement été causé par l’énergie. 

Les déficits fiscaux européens ont été creusés par les conséquences économiques de la guerre. Mais l’inflation a permis d’adoucir les effets du creusement des déficits. Cependant, la guerre a obligé les gouvernements à mettre un frein à la trajectoire de retour à la normale post-Covid.  

Les entreprises ont réussi à maintenir leurs marges via des augmentations de prix. Les marges à fin 2023 sont même au-delà de leur moyenne historique. Mais de vrais challenges demeurent : hausse des coûts de financement, demande à la baisse, et prix de l’énergie élevés. Les ménages ont quant à eux moins bien résisté, avec une nette érosion du pouvoir d’achat. 

Les ménages européens paient leurs factures d’énergie 35% de plus qu’avant la guerre. Pour l'alimentation, c’est 28% de hausse. 

MARCHÉS • La guerre a fait nettement augmenter les taux des obligations souveraines. Avant le déclenchement de la guerre, les temps étaient à la prudence alors qu’une surabondance de liquidités pointait vers un resserrement de la politique monétaire. Les marchés avaient déjà intégré ces anticipations. 

Globalement, l’ensemble des secteurs d’activité a souffert en bourse en 2022, à l’exception de l’énergie. Le rebond de 2023 a été marqué par un petit peloton de tête à qui l’on doit les performances honorables des principaux indices boursiers européens en 2023. 


Nos lectures de la semaine

  • Les prêts bancaires au secteur privé sont en baisse au sein de la zone euro en janvier sur fond de taux d’intérêt élevés – Martin Arnold pour le Financial Times.

  • Ce thread Twitter de Brad Setser (CFR) montre que la Chine ne sera pas en mesure de construire un bloc commercial émergent qui viendrait supplanter les Etats-Unis et l’Europe. La cause : les excédents chinois. 

  • Cet éditorial de Patrick Artus pour Challenges — “Pourquoi les dépenses militaires sont néfastes pour l’économie”.